Arnaud Bazin, Versace « Luxe : La crise a été le wake up call pour que les marques se digitalisent »
Entretien avec Arnaud Bazin, Senior Vice President Merchandising de la Maison Versace sur le marché du luxe en temps de crise et de reprise, la nécessité des marques de se digitaliser. A lire ou à écouter.
Comment réinventer l’expérience shopping en boutique et en ligne et quelles sont les ambitions des grandes marques de luxe autour du digital ?
Les boutiques des maisons de luxe se réinventent à plusieurs niveaux. Une fois toutes les mesures sanitaires et de distanciation appliquées, elles accélèrent dans la relation client. Grâce à des actions CRM beaucoup plus actives et précises, elles proposent des rendez-vous pour générer du trafic en boutique et contrer sa réduction locale et touristique. Elles se transforment aussi en centres de distribution et de gestion de stock, pour servir un client ayant un rendez-vous, réservé un article vu sur le site, ou pour assurer les échanges entre les boutiques… afin que le client soit sûr d’avoir la pièce en boutique. Les équipes de vente, pour leur part, sont certes réduites par manque de trafic et de business, mais choisies de telle façon que ce soit le bon vendeur qui soit là au bon moment. Leur training a été augmenté pour adapter leurs discours sur la marque et les produits et enrichir l’expérience du client qui vient en boutique et y passe plus de temps, avec un vendeur non surchargé par d’autres clients.
Concernant le e-commerce, la crise a été le wake up call pour que les marques se digitalisent et améliorent les contenus et l’expérience en ligne. On observe même certaines marques revoir leur site web. Il est vrai que le luxe n’était pas pionnier dans la digitalisation et le e-commerce, et la pandémie a exacerbé ces manques. Très peu de marques ont un storytelling et une expérience en ligne à la hauteur de leur nom. D’autant plus qu’il faut satisfaire la génération Z, habituée au digital, avec une forte appétence pour le social. Elles doivent intégrer des contenus plus inclusifs, plus sensibles, plus tournés vers l’environnement, plus émotionnels, puisque c’est comme ça que se fait l’expérience du client.
Les maisons de luxe pourront alors répondre à leur ambition de doubler leur CA e-commerce, et passer de 7/10% de leur CA mondial à 15%, soit la taille d’un flaship performant. A condition d’y associer les investissements nécessaires, à l’instar de Zara qui annonce vouloir atteindre 25% vs 14% avec un investissement de 1 milliard d’euros. Beaucoup d’opportunités seront à saisir grâce à de nouveaux outils que nous n’avons pas encore, dont l’Intelligence Artificielle, pour tendre vers cette croissance.
Comment s’est dessinée la reprise sur le marché asiatique et quels enseignements en tirer pour l’Europe et les Etats-Unis ?
La reprise s’est surtout faite en Chine. On a tous vu cette photo de la boutique Chanel avec les clients qui faisaient la queue dès la réouverture. Mais Chanel, c’est Chanel, la plus grosse maison de la planète luxe à plus de 10 milliards d’euros de CA, qui a construit une equity excessivement forte. L’engouement des chinois pour Chanel est fort. Cependant ce phénomène de « revenge spending » des premiers jours n’a pas duré. La frustration du shopping a évolué en « revenge saving », avec des chinois qui épargnent maintenant bien plus qu’avant la pandémie. Les budgets disponibles pour acheter du luxe se sont réduits, avec des consommateurs plus précautionneux dans ce qu’ils achètent, et souhaitant acheter local.
Les marques qui étaient déjà prêtes avant la pandémie, avec des positions dans les meilleurs malls, là où il y a le plus de trafic, avec une image de marque, un discours de marque et une différenciation déjà très forts, redémarrent forcément plus facilement en Chine, en Corée du Sud et à Taïwan. Elles profitent en même temps de l’effet d’aubaine dû à la relocalisation du business (travel retail), qui leur permet d’atteindre jusqu’à 100% de croissance alors que d’autres plongent à -30%. Elles peuvent aussi s’appuyer sur WeChat, pour promouvoir et vendre, un WhatsApp augmenté d’un Instagram, d’un Amazon, d’un Facebook et doté d’un outil de paiement. J’ai été un des premiers avec la maison Dior à vendre des sacs de luxe sur WeChat il y a 4 ans. On ne parle plus de e-commerce mais de social commerce.
La reprise se fait donc plus facilement en Asie, en témoignent les 88% de chinois qui se disent confiants sur ce point. Des éléments de contexte qui pourraient amener la Chine à dépasser les Etats-Unis en terme de retail.
Les enseignements qu’il faut alors en tirer sont :
- améliorer le storytelling et la création de valeur
- créer des contenus inspirants, tournés vers ses clients et ses employés, qui soient différenciants et localisés
- avoir une supply chain 2.0 efficiente, le produit devant être rapidement disponible et personnalisable
- l’expérience doit être omnicanal, avec un nouveau retail fluide, avec des stocks mondiaux à disposition…
- réfléchir à une économie de l’efficience : avec des collections encore plus petites, des rééquilibrages entre les collections qui défilent et les pré-collections, moins de boutiques, des produits au bon endroit dans la bonne quantité, pour le bon nombre de clients
Comment la maison Versace a géré cette période, et comment abordez-vous la reprise ?
Les conséquences pour les maisons de luxe italiennes ont été plus fortes qu’en France ou aux Etats-Unis. Aux Etats-Unis, le virus a accéléré la crise de la distribution, mais on savait depuis 10 ans qu’il y a beaucoup trop de points de vente, qu’ils avaient du mal à se différencier. En France, malgré la fermeture des boutiques, les marques ont continué de travailler. Certaines comme Céline, Saint-Laurent ou Dior ont même annoncé des collections croisière, surement présentées de façon digitale. Mais en Italie, le scénario a été le pire. Milan a été touchée avant la France, avec une fermeture obligatoire des bureaux. Difficile de faire travailler les directions créatives, les équipes de designers dans ces conditions.
Contrairement aux 4 grandes marques du marché (Vuitton, Hermès, Chanel, Gucci), les plus petites marques italiennes comme Tods, Ferragamo et Versace ont moins de cash et de capacités de réaction. Chez Versace, nous avons géré nos stocks. Nous avions une collection qu’on venait de livrer, puis les boutiques ont fermé. Nous avions une collection en cours de production, alors que tous nos fournisseurs se sont retrouvés à l’arrêt. Il a fallu gérer une production fragmentée avec un manque de tailles ou de coloris. Nous avons alors refait des packages qui font sens. Nous venions aussi de présenter la winter en février, et avons dû essuyer beaucoup d’annulations du wholesale et du retail. De fait, nous avons revu le portefeuille de commandes produits à venir avec un impact sur nos stocks qui ont augmenté alors les 200 boutiques étaient fermées. Nous avons aussi géré l’accélération du e-commerce, et la fin de vie de certains stocks en markdown et en outlet via notre reseau outlet. Et bien sûr, nous avons aussi géré le réseau : les boutiques à fermer, celles à ouvrir, celles à fermer définitivement, celles qui ne seront finalement plus ouvertes avec la renégociation des baux commerciaux.
Enfin, nous avons mis en avant notre directrice artistique Donatella Versace, asset majeur de la maison Versace. Nous mettons maintenant en place toutes les capsules merchandising : arrivée de coloris estivaux, produits plus luxe autour de la riviera, les exclusifs pour la Chine… et tout un programme de personnalisation de peignoirs, produits iconiques de la maison Versace. Avec un focus en Chine puisque c’est là que ça redémarre avec les meilleurs stocks et assortiments.
Comme beaucoup de petites maisons italiennes, le redémarrage reste long puisque nos fabricants sont italiens, avec des temps incompressibles pour créer une nouvelle collection et redonner envie d’acheter. Pour autant la reprise est rassurante, grâce à une bonne gestion du cash et à une réelle flexibilité. Certaines maisons réussiront à gommer l’impact de la crise avec une croissance de 7 à 10% à fin 2020 portée par la Chine / Asie. D’autres finiront malheureusement l’année à -30%. Le vrai retour à la croissance sera pour mi 2021. Le pari de toutes ces maisons sera aussi sur la technologie pour qu’elles accélèrent leur digitalisation, afin d’offrir la même expérience online et off line. A partir du moment où elles auront fait preuve de résilience pour laisser libre court à leur renouvellement…